La justice prédictive, quels défis pour l'avocat en Droit du Travail?

La justice prédictive, quels défis pour l'avocat en Droit du Travail?

Publié le : 07/12/2018 07 décembre déc. 12 2018

Journée d’études de l’Université LYON III 31 mai 2018
 
Communication de Jean-Marc Sportouch, Avocat à la Cour, Agrégé des Facultés de Droit, Professeur émérite à l’Université Lyon III

 
Pour tenter de savoir si la Justice Prédictive marquera la mort programmée de l’avocat en droit du T, on peut essayer de répondre à trois questions simples :
  • Quelle peut être l’utilité de la justice prédictive ?
  • Quelles sont les limites de la justice prédictive ?
  • Quelles sont les mutations qu’engendre la justice prédictive ?
 
I L’UTILITE DE LA JUSTICE PREDICTIVE :
 
  1. Les AVANTAGES GENERAUX des logiciels de Justice Prédictive sont connus :
  • Facilité d’utilisation en ce sens qu’on peut les interroger en langage naturel
  • Ils réduisent considérablement le temps passé aux recherches et répondent en quelques secondes 
  • Par voie de conséquence, si le travail de l’avocat est facturé au temps, l’avocat devient moins cher donc plus compétitif que ses confrères ou plus rentable s’il facture la plus-value qu’apporte ce logiciel.
  • Ils permettent d’apprécier les chances de succès d’un dossier, en donnant notamment une probabilité statistique de gagner et/ou les décisions de justice pertinentes au regard du problème posé, ce qui permet d’affiner la stratégie judiciaire et de dégager les moyens de droit et de fait les plus efficaces
  • C’est ce qui peut  permettre de donner un meilleur conseil au client
  • et de renforcer les capacités de négociation de l’avocat.
 
  1. AVANTAGES SPECIFIQUES AU DROIT DU TRAVAIL
Les logiciels de Justice prédictive sont multiples : Predictice (plus de 4 millions de décisions), CLA, Doctrine.fr, Lexdata (Lexbase 3.5 millions de décisions), Jurisprudence Chiffrée (Francis Lefebvre), Sicara (en cours de développement pour un éditeur de textes juridiques)
  • Plus précisément dans le domaine du droit du travail, on peut interroger le logiciel en croisant les data des conventions collectives et de la jurisprudence,
  • On peut aussi faire une recherche par entreprise
  • On peut croiser différents critères de recherche, par exemple :
. Le type de thème selon qu’il s’agit d’une rupture conventionnelle, mise à la retraite, licenciement pour motif personnel, pour motif économique,  Licenciement sans cause réelle et sérieuse, 
. Le type de demande : Indemnité de licenciement, Indemnité compensatrice de préavis,       remboursement à pôle emploi des indemnités de chômage, capitalisation des intérêts, , Requalification du contrat à durée déterminée, Liquidation judiciaire de la société, un rappel de salaire ou une remise de bulletins de salaire
 
*1er exemple : Ainsi, au titre d’une recherche sur des dommages et intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse, on pourra connaître  
. la moyenne des sommes accordées par des juges
. le minimum et le maximum
. les sommes accordées par juridiction,
. on peut sélectionner une période de temps par exemple les années 2016- 2018
. on peut même sélectionner uniquement les décisions qui ont accordé ou celles qui ont rejeté la demande, selon qu’on défend le salarié ou l’employeur
  • Et avec les décisions de justice correspondantes en texte intégral.
 
A cet égard, le 1er Président de la Cour d’appel de RENNES, qui avait expérimenté PREDICTICE dans sa juridiction avait émis des critiques sur ce logiciel lors d’une interview du  9 octobre 2017 (Mediapart) :
 « Parfois les résultats peuvent même être aberrants. Prenons l’exemple d’un calcul d’indemnités de licenciement sans cause réelle et sérieuse. Les montants sont calculés par le juge en mois de salaire. Or le salaire d’un cadre n’est pas le même qu’un ouvrier. Il suffit qu’une décision de justice concerne un cadre pour fausser complètement l’analyse…. Il serait plus pertinent de privilégier une approche selon le nombre de mois de salaire alloué, plutôt que savoir si le résultat probable sera de 4000 ou 8000€. »
Or il semble que ce grief ait été entendu puisque Prédictice a développé des filtres spécifiques aux droits du travail à savoir :
         Salaire mensuel brut,
         Ancienneté du salarié.
De sorte que L'utilisateur doit désormais pouvoir affiner sa recherche, calculer le taux de succès ou de rejet d'une demande ainsi que le montant d'indemnité en fonction de ces critères. 
D’une façon générale, il faut avoir conscience que ces logiciels sont en progrès constant, non seulement parce que les legaltech les améliorent en fonction des retours d’expérience qu’ils en ont, mais aussi grâce au machine learning  (apprentissage  automatique) et du fait de l’accroissement de leurs données qui devraient rendre les résultats encore plus fiables.
*2ème exemple : que donne la recherche « exécution déloyale du contrat de travail » d’après Predictice interrogé le 29 Avril 2018 (26 CA)
 
Juridiction 
Cour d’appel
Indemnité moyenne Nombre d'indemnités prononcées Nombre de décisions Minimum d'indemnité prononcé Maximum d'indemnité prononcé
Colmar      11850 6 48 300 50000
Chambery 9077 13 104 1000 50000
Limoges 8000 1 15 8000 8000
Paris 7078 96 728 100 71780
Nimes 6507 15 112 600 60000
Grenoble 6121 12 159 200 20000
Rennes 5300 10 126 1000 15000
Toulouse         5000 7 170 1000 10000
Versailles 4717 23 184 1000 10000
Lyon 4446 86 575 100 50000
Pau 4071 7 51 500 15000
Amiens 4000 1 1 4000 4000
Nancy 3900 3 59 200 6500
Dijon   153447 146 600 8000
Besançon 3250 2 50 1500 5000
Poitiers 3090 20 78 500 8000
Douai 3000 3 55 1000 5000
Montpellier 2970 10 97 200 10000
Angers 2500 3 63 1000 5000
Reims 2333 3 15 1000 3000
Bordeaux 2301 17 298 300 6000
Aix-en-Provence 2289 48 837 100 10000
Caen 2000 7 35 500 5000
Orleans 1500 2 32 1500 1500
Riom 750 2 106 500 1000
Bourges 500 1 14 500 500
 
 
*CASE LAW ANALYTICS est un logiciel qui fonctionne, semble-t-il, d’une façon un peu différente qui n’est pas seulement statistique:
-Il se fonde sur un panel de critères définis et validés par des membres des professions judiciaires tels que l’ancienneté du salarié, la taille et la localisation de l’entreprise ou encore le type de licenciement ;
- ce logiciel a ensuite modélisé le processus de décision juridique au lieu de se contenter de statistiques, ce qui fournit, d’après ses concepteurs, des résultats prouvés théoriquement et vérifiés empiriquement ;
- enfin, le logiciel présente « l’ensemble des décisions qui seraient prises par une cour d’appel sur un dossier donné plutôt qu’une valeur moyenne... » (RAPPORT CADIET p 131 audition de CLA)
 
Ainsi, dans des domaines très casuistiques comme le droit du travail, la justice prédictive paraît trouver un terrain privilégié d'épanouissement.
Elle présente toutefois des limites.
 
II Les limiTes de la justice prédictive en droit du
 travail
 
Elle est parfois exclue, parfois impuissante.
 
  1. la justice predictive exclue
Pour deux séries de raisons :
 
  1. Les insuffisances des bases de données  
 
  1. Au regard du temps :
 
Le 25 janvier 2017, M. JJ URVOAS estimait que la mise place en open data des décisions de justice devrait prendre plusieurs années « de 12 à 24 mois pour les décisions civiles des cours d’appel ; 24 à 36 mois pour les décisions pénales ; et s’étaler sur une période de 3 à 8 ans pour les décisions de 1ère instance. »
Pour les décisions des conseils de Prud’hommes, on devrait être plus proche des huit ans que des trois ans dans la mesure où la procédure n’y est pas encore dématérialisée.
 
Or on sait que la valeur créée par l’intelligence artificielle provient des données nécessaires à l’apprentissage (bien plus que de l’algorithme).
C’est d’ailleurs pourquoi il y a des rapprochements entre les legaltech et les éditeurs de textes juridiques puisque ce sont ces derniers qui possèdent les données, notamment la doctrine. C’est, par exemple, sans doute une des raisons du partenariat entre Predictice et le groupe Wolters Kluwer France (Lamyline) pour les données jurisprudentielles.
 
  1. Insuffisances aussi au regard des domaines traités :
 
Exemple du Contentieux pénal de droit du travail ?
D’une façon générale, pour l’instant les concepteurs de ces logiciels se sont dits réticents à traiter la matière pénale pour ne pas inciter à commettre des infractions (sic). Mais on trouve néanmoins des décisions de justice relevant de la matière pénale.
Par exemple, en tapant dans les filtres : responsabilité pénale – délégation de pouvoir - Hygiène, sécurité et santé au travail- Prévention des risques professionnels, on obtient sur Prédictice : 42 décisions de la Cour de  Cassation sur la période 1970- 2018, mais cela paraît peu et cette recherche n’a donné aucune décision de cour d’appel.
Enfin on n’a pas de synthèse des montants des condamnations pénales prononcées. Et si on tape dans les demandes « condamnations pénales », il s’affiche : « prononcé dans 0 cas »
Mais ce n’est peut-être qu’un défaut de jeunesse du logiciel…
 
 
  1. LES DOMAINES RESERVES DES AVOCATS EN DROIT DU TRAVAIL : le conseil, la rédaction d’actes, la saisine des juridictions, la plaidoirie, la médiation
 
 1er domaine: le conseil:
Au regard de la légalité, on peut imaginer que les instances représentatives de la profession ne manqueraient pas de réagir si les legaltech s’aventuraient à donner des conseils, d’autant que les avocats sont leur clients.
Au regard de la capacité à donner des conseils juridiques, on sait que les justiciables s’informent eux-mêmes sur leurs droits.
Même si le justiciable a su interroger correctement un logiciel de justice prédictive et connaît déjà les chances de succès de son affaire, il serait avisé de consulter tout de même un avocat pour conforter la décision d’engager ou non la procédure, surtout si une légaltech lui a donné de faibles chances ou une perspective de gain inférieure à ses espérances.
Le droit du travail étant réputé un droit protecteur d’une partie faible, un salarié peut se tromper plus facilement sur le sens à donner à un résultat, statistique ou non, issu d’un logiciel de justice prédictive. Il a donc tout intérêt à prendre conseil.
 
Comme le faisait remarquer M. Jacques Lévy Vehel,  à supposer même qu’un logiciel comme Case Law Analytics offre une fiabilité de 85 à 95%, une marge d’erreur de 5 à 15 % pour une direction juridique qui voit par ex 100 dossiers par an, peut être supportable ; à l’inverse, pour un salarié, qui ne voit que son cas, une telle marge d’erreur peut être plus difficilement tolérée et il aura donc plus besoin des conseils d’un avocat pour lui dire d’y aller ou non et avec les bons arguments.
Dans un tel cas, le développement de la justice prédictive peut devenir un facteur de développement du rôle de l’avocat.
 
Même pour les entreprises, les logiciels de justice prédictive n’apportent pas toujours de réponse aux questions pointues que nous posent les Directions de Ressources Humaines. Tout au plus peut-on y trouver une série de décisions de justice relatives au sujet, mais qu’il faudra ensuite essayer d’exploiter :
Par exemple nous n’avons pas eu de réponse satisfaisante aux questions suivantes:
- Un salarié a-t il le droit de refuser d’adhérer à la mutuelle de son entreprise ?
- Est-il licite de pratiquer des taux de cotisation retraite ARCCO supérieurs aux taux légaux ?
- Peut-on prévoir par accord préélectoral que le nombre de titulaires et de suppléants élus au comité d’entreprise ou au comité social et économique ne soit pas identique dans un même collège ?
- Peut-on sanctionner un salarié qui ne transmet pas ses notes de frais dans le délai prescrit par une note de service ? Il y a de la jurisprudence sur ce point mais qui n’est pas claire.
  • 2ème domaine: la rédaction d’actes:
Les seuls actes qui pourraient être standardisés sont notamment les contrats de travail ou les règlements intérieurs d’entreprise. Et encore faut-il rester mesuré sur un tel avis pour au moins 2 raisons: d’une part de tels modèles existaient déjà dans les banques de données des éditeurs et ne sont pas une spécialité des logiciels de justice prédictive; d’autre part, l’adaptation de ces modèles aux spécificités du client suppose aussi que l’avocat assume pleinement sa mission de conseil.
  • 3ème domaine: la saisine des juridictions (notamment le Conseil de Prud’hommes) :
Il subsiste un monopole au profit des avocats devant le TGI qui a compétence pour les litiges collectifs.
Pour saisir le Conseil de Prud’hommes, il existe des sites qui sont censés guider le justiciable, mais, à notre connaissance, ce ne sont pas des sites de justice prédictive. Ils prétendent faire une saisine qu’ils facturent à l’internaute sans donner de conseils.
En outre, en application de la loi pour la croissance, l’activité et l’égalité des chances économiques et le décret du 20 mai 2016, les saisines des Conseils de Prud’hommes ne se résument plus à un simple formulaire en cochant des cases. Même le formulaire officiel CERFA de saisine rappellent qu’il faut une requête écrite et au moins sommairement motivée et des mentions prescrites à peine de nullité. Elle doit être accompagnée des pièces invoquées à l’appui des prétentions (Art. 1452-2 C. trav.). Dès que les problèmes soumis deviennent un peu complexes, par exemple en matière de harcèlement moral, sexuel, heures supplémentaires, ou même de licenciement sans cause réelle et sérieuse, on peut douter que le justiciable puisse saisir efficacement sans les conseils d’un avocat ou d’un défenseur syndical. A fortiori s’il s’agit de prendre une décision éclairée sur l’opportunité même d’engager le contentieux, il faut apprécier, voire relativiser les résultats et la jurisprudence apportée par les legaltech.
 
  • 4ème domaine: la plaidoirie:
Même si le temps de la plaidoirie est de plus en plus restreint, sauf peut-être devant les magistrats non professionnels, la concurrence des legaltech ne peut évidemment s’exercer sur ce point.
  • 5ème domaine: la médiation : une concurrence pourrait voir le jour puisque dans le projet de loi sur la programmation de la justice, les start-up pourraient « faire de la médiation en ligne ». Ce serait à la fois dangereux et stupide. Dangereux car un médiateur doit être formé et il vaut mieux qu’il soit soumis à une déontologie. Stupide car une médiation ne peut guère s’effectuer en ligne et par Skype ; cela va à l’encontre de l’esprit même de la médiation qui a pour but de remettre de l’humain dans des relations qui n’existent plus.
Pour avoir pratiqué la médiation pendant des années au stade de la cour d’appel, il me semble que, dans les litiges du travail, il y a presque toujours une dimension psychologique du moins pour le salarié, de sorte que l’affaire ne peut se résumer à une question technique ou d’argent.
Quel que soit l’aspect envisagé, l’avocat devrait donc encore avoir un rôle à jouer. D’autant que les légaltech sont aussi parfois impuissantes pour d’autres raisons.
 
  1. la justice predictive impuissante
 
Tous ceux qui pratiquent le droit du travail ont compris à quel point cette spécialité est à la fois humaine et technique, ce qui en fait la richesse et l’attrait.
Mais la contrepartie de cette richesse en est certainement la complexité. La discipline est complexe aussi bien en fait qu’en droit et il faut rester d’autant plus prudent à l’égard des prévisions de l’intelligence artificielle.
 
1) LA COMPLEXITE des faits en DROIT DU TRAVAIL :
 
Elle tient à deux séries de facteurs qui, certes, ne se retrouvent pas qu’en droit du travail mais qui sont particulièrement prégnants dans cette spécialité.
 
a)  Le nombre de paramètres à prendre en compte
 
Même lorsqu’on est en présence d’une problématique susceptible d’être soumise utilement à un logiciel de justice prédictive, par exemple s’il s’agit d’évaluer le montant des dommages et intérêts qu’on peut obtenir en cas de licenciement abusif, il existe en droit du travail un nombre très élevé de paramètres à prendre en considération pour rester proche du cas à résoudre.
 
Selon M. J. Lévy Vehel (interview EKIPIO en mars 2018): « Quand on analyse un contentieux on va avoir entre 20 et 40 critères, mais chaque dossier est caractérisé par beaucoup plus que 40 critères car chacun a des aspects vraiment uniques que la machine peut pas prendre en compte puisqu’on a quand même analysé des masses de dossiers pour lesquels il devait y avoir tous les critères…
….
Par exemple, on a un licenciement sans cause réelle et sérieuse, donc la machine va dire c’est mettons entre 3 et 9 mois avec différentes probabilités mais on ne tient pas compte par exemple du fait que le salarié est handicapé puisqu’on a vraiment pas beaucoup de dossiers comme ça,… donc l’avocat va dire vous allez plutôt avoir 9 mois que 3 mois.
Ou bien au moment où la chose est jugée c’est souvent longtemps après où ça passe devant la cour d’appel, on sait que le salarié qui a été licencié a retrouvé du travail un mois après
Donc, dans ce cas, en général le juge va plutôt donner moins, donc l’avocat va dire prévenir son client.
Même si on a un éventail, l’éventail va être raffiné par l’expertise de l’avocat qui connaît des éléments que la machine ne connaît pas. »
 
La prise en considération de ces multiples critères est d’autant plus importante qu’on est souvent confronté en droit du travail à des « notions cadres», telle que la cause réelle et sérieuse ou la faute grave, qui supposent que l’avocat caractérise et prouve le plus grand nombre possible d’éléments factuels particuliers dans le but d’amener le juge à épouser sa cause. On fait donc une appréciation in concreto et non par rapport au bon père famille.
 
b) 2ème source de complexité des faits : Le rÔle de l’émotion ou du non-dit dans la conduite du procès
 
Il nous est arrivé récemment de prendre part à un procès prud’homal devant le CPH de Paris à propos d’une affaire de harcèlement moral et sexuel au cours duquel l’avocat a réussi le tour de force de faire pleurer, au sens propre, la présidente de l’audience. Une intelligence artificielle saurait-elle prendre en compte l’émotion ?
 
Comme l’a souligné Emmanuel JEULAND, dans son article sur la « De la factualisation au  droit potentiel», factualisation étant un terme dont notre collègue Hervé Croze est à l’origine, : « Le raisonnement judiciaire implique en effet une prise en compte des émotions afin d'évaluer une situation humaine. Le thème de l'émotion du juge est relativement nouveau en France (mais il existe un mouvement Law and Emotions aux États-Unis depuis environ 15 ans). Il ne signifie pas que le juge doit suivre ses émotions (telles que la colère, par exemple), pas plus qu'il ne peut s'en couper. Il signifie que le raisonnement logique ne suffit pas et que les émotions peuvent être une aide pour le juge... ».
 
Sous le vocable « émotions», il faut, semble-t-il, tenir compte de tous les éléments extra juridiques et pas seulement des éléments de nature psychologique.
 
« Le fameux syllogisme judiciaire est plus un mode de présentation du raisonnement juridique que sa traduction logique. Il ne rend pas compte de l'intégralité du raisonnement tenu par le juge, lequel est ponctué d'une multitude de choix discrétionnaires, non formalisables a priori » (Xavier Linant de Bellefonds).
Au point qu’on a même pu parler de «syllogisme inversé».
Cette complexité des faits se double d’une complexité particulière du droit du travail.
 
 
2) la complexite du droit
 
Elle tient à trois séries de raisons principales :
 
  1.  La multiplicité des règles applicables : stratification et conflits de normes
 
  • Les règles supranationales : pas spécifiques du droit du travail
  • Les règles légales et règlementaires : le nb d’articles du code du travail est passé de 4981 en 2002 à 11109 au 1er janvier 2018 (code civil de 2528 à 2871 ; code général des impôts de 4087 à 4791).
  • Les accords collectifs interprofessionnels, les conventions collectives de branche en distinguant les conventions collectives étendues et celles qui ne le sont pas et même à l’intérieur d’une même CC, certains articles sont étendus et d’autres pas ; les conventions collectives régionales, les CC départementales, les conventions collectives d’entreprise, les conventions collectives propres aux cadres, celles qui sont propres aux ETAM, celles qui ne concernent que les ouvriers.
Dans cet enchevêtrement, il faut déterminer si une convention d’entreprise peut ou non déroger aux CC de niveau supérieur.
      •     Les usages, notamment les usages d’entreprise qui peuvent se créer sans qu’on n’en ait même conscience, et les engagements unilatéraux pris par le chef d’entreprise
      •     Les règlements intérieurs d’entreprise, les chartes déontologiques ou informatiques, les codes de conduite
  • Les recommandations patronales
  • Le contrat de travail qu’en principe on ne peut modifier qu’avec l’accord du salarié
  • La jurisprudence
 
Et on peut légitimement se demander comment toutes ses sources sont gérées par les logiciels de justice prédictive et avec quelle hiérarchie selon les normes concernées ?
 
  1. Seconde source de complexité en droit du travail : la fréquence des lois nouvelles
 
On sait, au regard de la loi des grands nombres, que si la banque de données traitées par le logiciel n’est que de quelques années, l’estimation du logiciel risque fort de manquer de fiabilité, voire ne donner aucun résultat pertinent.
Exemple : si vous tapez « représentant de proximité » qui est une institution nouvelle créée par les ordonnances Macron, vous aurez 27771 décisions avec le mot « représentant » ou le mot « proximité » mais aucune décision ne traite des « représentants de proximité » au sens du nouveau texte.
De même, le barème des dommages et intérêts applicable en cas de licenciement sans cause réelle et sérieuse s’applique aux licenciements notifiés depuis le 23 septembre 2017. Mais combien de décisions de justice prises en application de de la loi nouvelle figurent-elles dans les data des logiciels de justice prédictive ?
Nous avons fait une recherche Predictice le 28 mai 2018 sur la question du montant des dommages et intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse alloués par la Cour d’appel de Lyon en 2018 car la recherche pour les Conseils de Prud’hommes n’était pas possible. Il en est ressorti 4 arrêts dont le plus récent était du 30 mars 2018, mais aucun ne concernait un licenciement notifié à partir du 23 septembre 2017.
Mais même si nous avions obtenu ne serait-ce que 10 arrêts, il est clair qu’ils ne seront guère utiles si la quantité de données servant de base à l’estimation est faible.
C’est une difficulté récurrente en droit du travail.
Comme l’ont bien montré Nicolas Molfessis et et Henri de Castries dans leur rapport intitulé « Sécurité juridique et Initiative économique » publié en mai 2015, « En droit du travail, l’alternance politique signe l’alternance du droit. ».
 
  1. 3ème source de complexité : La fréquence des revirements de jurisprudence
 
Le droit du travail est sans doute la discipline juridique dans laquelle les revirements de jurisprudence sont les plus fréquents.
* Il y en a qui sont très connus comme
  •  celle de la jurisprudence Perrier lorsque la Cour de cassation a interdit à l’employeur de demander la résiliation judiciaire du contrat de travail des salariés protégés
  • celle relative à l’exigence d’une contrepartie financière en matière de clause de non concurrence
  • le vol de documents de l’entreprise qui n’est plus une infraction pénale depuis l’arrêt de la chambre criminelle du 11-5-2004 Sté Pierson Diffusion, La matière sociale a influencé la, matière pénale.
  • l'arrêt Air France Cass.soc. 25 novembre 2015, n° 14-24.444, Air France, FP-P+B+R+I, relatif à l’obligation de sécurité de résultat,
  • L’abandon de la jurisprudence relative au préjudice « nécessairement causé » dans un arrêt de la Cour de cassation du13 avril 2016,
  • Les avatars de l’application du principe d'égalité de traitement Cass.soc. 8 juin 2016, n° 15-11.324, FP-PBRI, par voie d'accord collectif,  et l'arrêt du 3 novembre 2016, n° 15-18.444 7 où la chambre sociale de la Cour de cassation étend la présomption de justification des différences de traitement à celles opérées par voie d’accords d’établissement.
  • L'exécution de l'obligation de reclassement du salarié déclaré inapte Cass.soc. 23 novembre 2016, n° 15-18.092 et 14-26.398, FS-P+B+R+I, qui admet la prise en compte de la position du salarié,
  • Récemment encore : Les deux arrêts du 7 février 2018 sur la masse salariale servant au calcul de la subvention de fonctionnement et de la contribution aux activités sociales et culturelles (non plus le compte 641, mais les “gains et rémunérations soumis à cotisations de sécurité sociale, en application de l’article L. 242-1 du code de la sécurité sociale”.
 
* Il y en a qui sont passés plus inaperçus comme celle qui est intervenue lorsque la chambre sociale de la Cour de cassation a décidé que la prise en charge par l’AGS des sommes dues à un salarié, dans le cadre de son plafond de garantie, devait être calculée sur les sommes brutes et non plus sur les nettes. Pourtant la chambre sociale avait clairement pris position en faveur de sommes nettes pour la première fois dans un arrêt du 2 juillet 2014 pour revenir aux sommes brutes dans un arrêt du 8 mars 2017 au détriment du salarié.
 
Comme, par définition, les logiciels de Justice prédictive « regardent » vers le passé, ils ne seront d’aucune utilité directe… sauf si le revirement de jurisprudence a été préfiguré par des juridictions du fond. Mais cela, seul un avocat a plus de compétence pour le déceler.  
Sur la question concernée, il faudra donc bien veiller à n’interroger le logiciel qu’à partir de la date de la solution jurisprudentielle nouvelle, au risque de ne pas trouver grand chose.
 
Même avec de telles limites, la Justice prédictive va cependant provoquer des mutations du rôle de l’avocat en droit du travail.
 
III  la MUTATION du rôle de l’avocat EN DROIT DU TRAVAIL
 
Les mutations générées par le recours à la justice prédictive pourraient concerner aussi bien la conduite des litiges que la gestion des cabinets d’avocats.
 
  1. la conduite du litige
 
  1. Le problème de l’égalité des armes
On sait que la question de l’égalité des armes est inhérente à la notion même de procès équitable, [qui veut que chaque partie se voie offrir une possibilité raisonnable de présenter sa cause dans des conditions qui ne la placent pas dans une situation de désavantage par rapport à son adversaire].
A cet égard, on peut penser à une double inégalité qui est susceptible de se creuser :
D’une part, entre les avocats et les défenseurs syndicaux si ces derniers n’ont pas accès à ces outils de justice prédictive. Mais le salarié pourrait avoir recours aux mêmes outils en passant par son assurance de protection juridique qui ne coûte pas très cher.
D’autre part entre avocats. On sait qu’en droit du travail, il y a encore beaucoup d’avocats qui exercent à titre individuel, notamment en province. Il serait alors judicieux que les Ordres mettent au moins un de ces outils à la disposition de tous les avocats de leur barreau.
 
  1.  Le problème de la « boite noire »:
 
Si on ne veut pas que les juges ou les avocats se laissent impressionner par les résultats issus des algorithmes, il faut que le principe du contradictoire soit effectivement respecté.
Ce qui pourrait impliquer que la justice prédictive rende publics ses algorithmes, sans se réfugier derrière le secret de fabrication ou son savoir-faire.
A ma connaissance, le code source de Supra Legem, l’application de M. Benesty, est déjà en open source.
 
On se doute que cette question ne manque pas de soulever les plus extrêmes réticences de nombre de legaltech.
Or diverses solutions sont envisageables :
  • création d’un service public chargé de contrôler le code source, sous condition de secret professionnel.
  • Le rapport Cadiet préconise de Réguler le recours aux nouveaux outils de justice dite « prédictive » par l’adoption d’un dispositif de certification de qualité par un organisme indépendant, (à l’instar des normes ISO).
  • Notre droit permet en tout cas de demander communication du code source des logiciels créés et utilisés par l’Administration, au titre de la communication des documents administratifs. La Commission d’accès au documents administratifs (CADA) [155] puis le tribunal administratif (TA) de Paris [156] l’ont confirmé à propos du logiciel simulant le calcul de l’impôt sur les revenus des personnes physiques. La CADA a enfoncé le clou en 2016 en autorisant la communication à une association de lycéens du code source du logiciel Admission post bac (APB).
  • Ne pas oublier non plus que l’article 11 du règlement (européen) général de protection des données (RGPDinterdit toute décision automatisée qui affecterait significativement un citoyen européen et que les articles 12 et 14 créent, pour les autres décisions, un "droit à explication ». Un avis de justice prédictive serai-t-il concerné ?.
 
Il reste qu’il faut se demander si les acteurs de la justice prud’homale, les avocats mais aussi les juges et les défenseurs syndicaux, sont formés pour savoir comment réagir face à la production de résultats issus des algorithmes.
 
  1.  Le problème de la stratégie judiciaire : la Justice Prédictive va-t-elle pousser l’avocat à transiger
 
Quand le pronostic prédictif n’est pas bon pour son client, l’avocat pourrait être incité à négocier plutôt qu’à engager ou poursuivre un contentieux. Les chambres sociales des cours d’appel ont déjà recours à la médiation. Ainsi, le rôle de l’avocat passe de la représentation des parties à la négociation.
 
 
  1. la gestion des cabinets
 
Là aussi plusieurs problèmes vont sans doute se poser :
 
  1. La transformation du cabinet d’un avocat en droit du travail :
 
Si l’accès à ces logiciels n’est pas mutualisé au sein de chaque barreau, il devrait logiquement en résulter un mouvement de concentration des avocats vers des structures collectives de plus grande dimension capables de supporter le cout de l’acquisition et de la maintenance desdits logiciels.
 
Si les logiciels sont financés par des compagnies d’assurance ou des syndicats, il pourrait en résulter une dépendance accrue des cabinets d’avocats envers ces compagnies d’assurance ou ces syndicats, donc une atteinte plus forte à l’un des principes fondamentaux d’organisation de cette profession libérale. On pourrait même concevoir que des syndicats, forts de leurs outils numériques, embauchent des avocats pour les charger de défendre les causes de leurs adhérents puisqu’il n’existe pas de monopole au profit des avocats en matière de litiges du travail en première instance comme en appel.
 
La composition interne des cabinets devraient aussi se trouver affectée par le recours à la justice prédictive. Comme les taches de recherche de la jurisprudence seront assurées par des machines, il faudra surqualifier non seulement les avocats pour apprendre à utiliser les logiciels mais aussi les bibliothécaires et documentalistes, dont le nombre risque de diminuer bien que certaines enquêtes ont montré que le nombre des paralegals devrait augmenter.
 
Il serait même concevable et utile qu’un cabinet d’avocats en droit du travail puisse intégrer des syndicalistes rompus à la technique de la défense des salariés ou des employeurs et à la pratique de la négociation individuelle et collective.
Des ingénieurs pourraient même être intégrés notamment en vue d’assurer la formation des professionnels du droit à la compréhension et à l’utilisation des nouveaux outils.
 
 
 
  1. La stratégie tarifaire d’un litige du travail
 
Les avocats en droit du travail risquent fort d’être contraints de changer de stratégies tarifaires.
Jusqu’à présent, on pratique le plus souvent soit un honoraire au temps passé, soit un forfait assorti d’un intéressement en fonction du résultat obtenu.
 
On pourrait ne plus continuer à facturer un taux horaire et ne plus tarifer seulement selon la qualité de l’avocat (associé, senior, junior, stagiaire), mais aussi en fonction de la valeur ajoutée que l’utilisation d’un logiciel de justice prédictive apporte au traitement du dossier, y compris en terme de rapidité d’exécution de la mission de l’avocat.
Pourraient alors se développer des tarifications au forfait avec un intéressement, d’autant plus affinées que le résultat pourrait être prévisible grâce au logiciel de justice prédictive.

 
CONCLUSION
 
Jean Carbonnier écrivait que « le juge est un homme et non une machine à syllogismes : autant qu'avec sa connaissance des règles et sa logique, il juge avec son intuition et sa sensibilité ». Or, l'algorithme, lui, n’est qu’une machine à syllogismes. Si l’avocat est irremplaçable, notamment en droit du travail, il ira néanmoins plus vite grâce à la justice prédictive.
 

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